C’est bon d’être chez soi, d’entendre le vent qui siffle sur le Valbise, de sentir sa morsure revigorante, tel un rappel salutaire : je suis vivant !

Des mots qui paraissent évidents ; je suis vivant, comme tant d’autres. Pourtant, je crois que nous avons trop tendance à oublier l’importance de ce simple fait. Rien de plus facile que d’oublier qu’on est vivant, ou, du moins, de ne plus l’apprécier pleinement, de ne plus se donner la peine de savourer chaque aube, chaque crépuscule.

… Sans compter toutes les heures entre lever et coucher de soleil, toutes celles de la nuit, dont on peut disposer à sa guise !

Rien de plus facile que de gâcher la possibilité offerte par tous ceux dont on croise le chemin de laisser leur empreinte – bonne ou mauvaise – sur notre vie, la possibilité de charger les heures de notre existence d’expérience accrue et non d’ennui vide, celle de briser la monotonie des instants qui passent. Ces moments perdus, ce temps voué à l’étouffante routine, j’ose dire qu’ils représentent des fragments de mort au milieu de notre vie !

Oh oui, c’est bon d’être chez soi, sur cette terre sauvage du Valbise où les monstres rôdent en nombre, où les bandits menacent le voyageur à chaque tournant. Je me sens plus vivant, plus satisfait que depuis bien des années ! J’ai tant lutté contre le legs de mon sinistre passé… Je me suis battu trop longtemps contre ma longévité malvenue, qui me fera mourir bien après Bruenor, Wulfgar, Régis.

Catti-Brie.

Quel imbécile j’étais de me lamenter sur la fin de ses jours sans vouloir profiter de ceux qui lui restent, à elle, à nous ! Comment ai-je pu ainsi laisser le présent glisser dans le passé, pleurer sur un avenir purement hypothétique ?

Nous mourons tous, à chaque instant. Telle est la vérité infrangible de notre existence, une vérité qui peut nous paralyser de crainte ou au contraire nous stimuler, nous donner la hâte, le désir d’explorer, de connaître, l’espoir – ou plutôt la volonté indomptable ! – de faire de chaque action un moment mémorable. Une vérité qui nous rend plus vivants, sous le soleil et les étoiles, par beau temps ou sous la tempête, qui change chacun de nos pas en danse joyeuse, par les jardins fleuris ou les neiges profondes.

Les jeunes gens, au contraire de tant de vieillards, ou même de personnes d’âge mûr, n’ont pas oublié cette vérité. De là vient la colère jalouse que tant manifestent à l’égard de la jeunesse. Combien de fois n’ai-je pas entendu ce regret si répandu : « Si seulement je pouvais revenir en arrière, sachant ce que je sais maintenant ! » Ces mots me font rire, car, en réalité, il faudrait dire : « Si seulement je pouvais de nouveau éprouver la joie, l’enthousiasme que je connaissais alors ! »

J’ai finalement compris ce qui faisait le sel de la vie, et cette compréhension m’a apporté joie et enthousiasme. Une existence de vingt ans seulement, mais vécue en accord avec cette vérité, cette joie, cet enthousiasme, peut s’avérer bien plus riche que des siècles passés tête baissée, épaules voûtées !

Je me rappelle mon premier combat en compagnie de Wulfgar, lorsque je l’ai mené vers de puissants géants. Nos chances étaient faibles, mais nous avions avec nous l’appétit de vivre, un sourire éclatant ! Comment, à mesure que j’avais davantage à perdre, ai-je pu laisser s’étioler mon bonheur d’être ?

Il m’a fallu bien longtemps et connaître bien des chagrins amers pour comprendre ma folie. Il m’a fallu revenir au Valbise après avoir dû céder l’Éclat de cristal à Jarlaxle, après avoir eu affaire pour la toute dernière fois (je l’espère) à Artémis Entreri, pour m’éveiller enfin à cette vie qui est la mienne, apprécier pleinement la beauté qui m’entoure, embrasser et non plus fuir l’intensité qui attend chacun de nous.

Il y a toujours des soucis, des craintes. Wulfgar est loin de nous, j’ignore où, et j’ai peur pour son esprit, son cœur, son corps. Mais c’était à lui de choisir son chemin, je le sais ; pour son corps, son cœur et son esprit, il devait s’éloigner de ses compagnons. Je prie pour que nos routes se croisent encore, qu’il revienne chez lui, je fais appel à ma patience et me persuade que les choses tourneront bien… Me laisser assombrir par mon inquiétude pour son sort constituerait une négation de tout ce qui fait ma vie !

Cela, je le refuse. Le monde est trop beau, les monstres et les bandits trop présents, l’existence trop passionnante.

Drizzt Do’Urden